La cathédrale de béton s’avance vers nous, les voyageurs se lèvent tous d’un bond et se massent vers le sas de sortie. Je regarde les lampadaires montés sur ressorts, les caméras qui m’observent sans bouger et les bancs avec barres où l’on ne peut que s’asseoir. Les écrans alignent les chiffres dans une lueur verte et les spots blancs éclairent la poussière grise des quais noirs de monde. C’est ce bel univers que les autres veulent rejoindre au plus vite, attraper une autre rame ou glisser sur les escaliers mécaniques vers le grouillement de la ville encore invisible. Moi je ne suis pas pressée, je préférerais rester dans le wagon, ne plus poser un pied sur terre dans leur monde prison, alors je reste en arrière, pour les observer et garder mes distances, pas question d’être contaminée par cette frénésie d’illusion de liberté.
Je vois des loups cravatés avec leur mallette aux trésors en toc, des filles sans joie qui allument de toute la hauteur de leurs jambes, des vieux usés revenus de toutes leurs bonnes affaires, un jeune à l’air pas sympathique avec portable et clés pendus autour du cou, une famille bien comme il faut tout à fait insupportable avec ses gosses perdus et ses querelles en suspens, des sérieux avec ou sans lunettes qui font le deuil de leurs vies dans leurs costumes noirs qu’ils veillent à garder toujours propres, des grosses tristes qui n’en finissent pas de maigrir et un couple hétéro bon pour le mariage cet été.
Ils se pressent avec leurs bagages aux pieds, sans se toucher. Je dois quand même me lever, me déplacer, sinon les nouveaux arrivants me boucheront instantanément la sortie.
La foule volontairement anonyme se déverse sur le quai en un jet continu, je la suis de loin pendant que le train se remplit de sa nouvelle cargaison de chair molle.
Marche à flux tendu vers la sortie, les voyageurs de mon train se dispersent aux quatre vents, entre les étages tout le monde se mélange, je ne reconnais plus personne, mais ça m’est égal vu qu’ils se ressemblent tous.
Le trottoir mobile me porte vers je ne sais trop où, le mouvement me berce et je peux enfin reprendre la rêverie interrompue par l’arrivée intempestive du convoi dans cette gare de triage sans nom.
Je vois des fleurs par brassées, des corps nus allongés dans l’herbe qui regardent droit vers le ciel, des êtres de tous âges et de toutes les couleurs qui courent en se tenant la main, des sourires joyeux dans une ondulation de cheveux, des maisons ouvertes à tout le monde qui laissent échapper des parfums de cuisine, des baisers sur ma peau et des caresses dans mon dos. Mes seins se gonflent et voudraient nourrir sans fin ce mirage, mes lèvres s’ouvrent et voudraient embrasser cette autre vie sans nuages.
Mais mon pied bute sur quelque chose, je bloque la circulation au bout du rouleau. Dans la voie à sens unique, les suivants s’impatientent et les couloirs carrelés attendent mes pas pour les dévorer.
Alors je laisse passer la foule, je reste en arrière sans regarder les cimetières de pub plaqués sur les murs. Je reste en arrière, mais à la moindre occasion, au moindre trou dans le mur, je passerai devant, pour être la première à m’évader de ces souterrains qui n’ont pas de fin.