Je ne me doutais de rien, il n’avait pas l’air spécialement méchant, il était comme tout le monde. Il travaillait, recevait quelques amis, partait en vacances... Il allait même de temps en temps à la messe du dimanche. Il ne battait pas ma mère, ni ses enfants, ni même son chien. Bref, rien ne laissait supposer tous ces meurtres en série.
Depuis que j’ai découvert son activité criminelle, j’ai mené discrètement mon enquête, sans qu’il s’en aperçoive.
J’ai compris qu’il commet ses crimes depuis environ dix ans, au rythme de trois ou quatre par an, ce qui fait environ trente-cinq victimes.
Mais je vais vous décrire à présent comment il procède. A force d’espionnage et de déductions, j’ai pu reconstituer toutes les étapes de ses meurtres rituels et prémédités.
Un jour où il est seul à la maison (ma mère travaille et ses enfants sont censés être à l’école), il attire sa proie, à l’aide de promesses de dégustation, dans un endroit fermé et insonorisé : la cave, qui est enterrée. Il la fait pénétrer par la lourde porte qui donne sur l’extérieur. Là, par derrière, il se saisit d’un marteau qu’il a placé ici à cet usage et assomme la malheureuse d’un coup sec sur le crâne. Il a l’habitude. Si la victime n’est qu’étourdie, il remet aussitôt un coup un peu plus fort pour l’assommer pour de bon, mais il fait attention de ne pas la tuer tout de suite, il veut la garder vivante pour la suite des opérations.
Il ne perd pas de temps et ligote solidement le corps inerte. Ses gestes sont précis et sûrs, il ne tremble pas.
- La pendaison
Dans un coin sombre de la cave se trouve une poulie fixée en hauteur à une solide barre d’acier. Il traîne sa victime au-dessous et attache une corde à ses pieds. Ensuite il passe l’autre bout de la corde dans la poulie et hisse le corps la tête en bas, à environ cinquante centimètres du sol. Il bloque la corde et va chercher un grand seau, qu’il place sous le corps qui se balance lentement. Il met ensuite ses bottes et un tablier en plastique blanc. Sans sourciller, il empoigne un couteau pointu et bien tranchant et ouvre en grand la gorge de sa victime, en évitant les giclures de sang intempestives.
A ce stade, il arrive qu’elle se réveille, se mette à hurler et à gigoter malgré la corde qui l’entrave. Alors il lui redonne un coup de marteau pour éviter que le sang n’éclabousse trop les murs alentours. Les cris n’alertent jamais les voisins, les fondations en pierre sont très épaisses.
- Dépouillage de la peau
Une fois que le corps a fini de se vider de son sang, il en réserve une petite partie dans une casserole pour son chien et jette le reste du seau aux égouts grâce à la buse d’évacuation qui se trouve au centre de la cave. Il enlève la corde qui entrave le corps, il ne risque plus de bouger, et entreprend d’arracher sa peau. Cette peau sanguinolente tombe aussi petit à petit dans le seau. La chair écorchée est à nu, on peut voir l’arborescence bleutée des veines qui vibre encore. Une fois ce travail terminé, il vide le seau dans une brouette. Puis il éventre largement le ventre et fait tomber boyaux et organes. Ceux-ci s’écrasent les uns sur les autres avec un bruit sourd en glissant comme des serpents. Ils rejoindront la peau dans la brouette.
Il fait tomber le corps au sol en détachant la corde et découpe tout en petits morceaux à l’aide de grands couteaux et d’une scie. Il lui faut quand même un certain temps pour venir à bout des os. Il fait un tas de tous les blocs de chair et jette les déchets dans la brouette. La cervelle est placée à part, il la donnera à ma mère le lendemain pour qu’elle la cuisine. Ce qui veut dire qu’elle est sûrement complice !
Puis il prend un rouleau de sacs de congélation transparents. Il place chaque morceau de viande dans un sac et les étiquette. Une fois que tout est proprement emballé, il rince à l’eau chaque paquet et les transporte dans le congélateur situé à l’autre bout de la cave. Les morceaux de viande, encore chauds, s’entassent à côté des pizzas et des glaces au chocolat.
Il ramasse encore les derniers débris de chairs, et nettoie tout au jet. La corde, les couteaux, le seau, les murs, le sol, ses bottes... sont débarrassés de la moindre trace de sang, à l’aide de produits décapants si nécessaire. L’eau ensanglantée s’écoule lentement vers les égouts.
Une fois que tout est propre, il remet ses outils soigneusement à leur place. Parfois, il prend le temps d’aiguiser un couteau émoussé. Il enlève le tablier en plastique et sort de la cave avec la casserole de sang. Dans le garage, il la donne au chien, qui n’en laisse jamais une goutte. Il pousse alors la brouette dans le jardin derrière la maison. Là, à côté du potager, il fait un trou et y déverse les amas gluants (il y a même des fois où le trou est déjà fait !). Il rebouche tout avec la terre et va laver la brouette.
Je précise que notre jardin est entouré d’un mur grillagé et d’une haie de tuyas qui interdisent aux voisins de voir quoi que ce soit. Et chez nous, personne ne lui pose de questions sur les parcelles fraîchement retournées ; le potager c’est son domaine, il fait “quelques expériences”, comme il dit. J’ai d’ailleurs remarqué qu’au printemps il semait des légumes au-dessus de ses “fosses”. Au bout de quelques semaines, les “déchets” seront digérés par la terre, il n’en restera plus rien, les preuves auront disparu !
Voilà, il a terminé sa sale besogne, il ne reste plus aucune trace. Il y a juste que le congélateur s’est bizarrement rempli, mais ça, personne ne peut s’en rendre compte. En effet le congélateur est fermé à clef et seuls mes parents peuvent l’ouvrir. Ils se servent du prétexte que s’ils le laissaient ouvert, nous irions sans cesse chiper des glaces. Moi seul à présent connaissais la vraie raison de ce cadenassage !
Mais que faisaient-ils donc de toute cette viande ?!
Avec effroi, je me suis progressivement rendu compte qu’ils l’écoulaient en nous la faisant manger ! Ils l’assaisonnent et la font cuire de différentes manières pour en dissimuler l’origine. Ma mère excelle dans l’art de faire disparaître l’aspect de chair des morceaux issus du congélateur. Elle ajoute des épices, elle les mélange avec des légumes, elle mijote des sauces appétissantes... Mais parfois, j’ai pu apercevoir les morceaux de viandes tout juste sortis de leur emballage, avant qu’elles ne les maquille, je les ai très bien reconnus.
- La cuisine qui maquille le crime
Il nous fait manger en douce le produit de ses crimes ! Depuis que j’ai compris cela, une envie de vomir me prend à la vue du moindre bout de viande, cuisiné ou non, et je refuse catégoriquement d’en manger. Je n’ai pas donné la raison de mon refus, j’avais peur de finir dans leurs assiettes. Ils ont tout essayé pour m’obliger à en manger : la force, la menace, la ruse (en mélangeant un peu de viande hachée avec de la purée de patates), la séduction (en noyant les morceaux dans de la très bonne sauce)... Mais j’ai tenu bon et je ne me faisais pas avoir, je suis à présent capable de reconnaître à l’odeur le plus infime morceau de chair. S’il le fallait, quand ils voulaient me forcer, j’étais capable de rester pendant des heures devant mon assiette alors que dehors il faisait beau et que j’aurais pu aller jouer au ballon si j’en avais avalé le contenu. Durant ces punitions, les images du meurtre de la cave me revenaient sans cesse et mon obstination s’en trouvait renforcée.
Ils m’ont aussi traîné chez des médecins et même des psychologues. Mais je n’avais aucune confiance en ces gens et je ne crachais jamais le morceau. A la longue, ils étaient obligés de me relâcher en disant que ce n’était pas si grave et que je semblais être en bonne santé. Ils pensaient que c’était peut être une sorte d’allergie, qui disparaîtrait sans doute avec l’âge.
En tout cas, j’évite à présent d’inviter mes camarades de jeux à la maison, surtout quand mon père s’y trouve, je n’ai pas envie qu’ils finissent hachés menu au congélateur.
Je n’ose en parler à personne, surtout depuis que j’ai compris que mon père a de nombreux complices chargés d’écouler sa sinistre marchandise au marché noir. Je l’ai aperçu plusieurs fois donner subrepticement des paquets congelés à des amis ou à des membres de la famille.
Mais il y a pire. En inspectant régulièrement toutes les courses faites par mes parents, j’ai remarqué qu’il y avait parfois des paquets de viande avec des odeurs différentes, ils ne venaient donc pas du congélateur. Ils ont des amis qui se livrent aux mêmes mises à mort, et ils échangent leurs butins !
Pour en avoir le coeur net, moi qui ne vais jamais en ville, j’ai insisté pour accompagner ma mère lors de ses courses. Elle a facilement cédé, pensant que ça me ferait du bien de sortir un peu, vu que je recevais de moins en moins à la maison.
Ce que j’ai vu était plus affreux que mes pires cauchemars ! Nous sommes allés dans un immense hangar où des centaines de gens poussent des chariots qu’ils remplissent de ce qu’ils attrapent sur des étagères. Et là, au détour d’un rayon de couches-culottes (ma mère en achetait pour mes frères et soeurs plus jeunes), j’ai vu un spectacle hallucinant. D’immenses congélateurs, à perte de vue, tous pleins à ras bord de paquets de chairs comme dans la cave de mon père !
Je n’en croyais pas mes yeux. Et les passants puisaient là dedans comme s’il s’agissait de vulgaires biscuits ! L’un prenait de la langue, l’autre de la cervelle, un tel un bout de cuisse... Tétanisé, j’ai tendu la main pour être sûr de la réalité de ce que je voyais. En touchant un paquet froid et dur, je me suis mis à hurler de toutes mes forces sans pouvoir m’arrêter. J’imaginais que j’allais y passer moi aussi, la tête en bas et le sang chaud qui gicle... Pour alimenter tous ces bacs, ils doivent sûrement assassiner des tas d’enfants ! Ceux qui ne sont pas sages ou en surnombre sont certainement découpés en tranches ?! Et je hurlais de plus belle. Il a fallu plusieurs claques monumentales et une tablette de chocolat pour me calmer et détourner temporairement mon attention.
Pendant plusieurs semaines, j’étais complètement paranoïaque et je refusais de retourner faire les courses. J’évitais toujours de rester seul avec mon père et je fermais ma chambre à double tour toutes les nuits. Mais il fallait que je continue mon enquête jusqu’au bout, que je comprenne la nature exacte de ce trafic immonde.
Je suis donc retourné au supermarché, c’est comme ça qu’ils appellent le hangar avec les bacs et les étagères. Cette fois ci j’étais prévenu, j’avais froid dans le dos mais je ne criais pas. J’ai même réussi à convaincre ma mère de me laisser devant les congélateurs pendant ses courses. J’ai eu le temps d’étudier tous les paquets. Parfois, un haut-le-coeur me prenait, mais j’ai tenu bon. Personne ne faisait attention à moi, sauf une affreuse bonne femme grimée qui voulait me faire goûter du saucisson. Je l’ai tout de suite rembarrée. J’ai regardé les emballages, ils étaient plus complexes que ceux de mon père, et surtout certains comportaient des photos. Grâce à elles, j’ai compris que plusieurs sortes d’êtres vivants étaient assassinés, mais, apparemment pas les enfants. A moins qu’il ne s’agisse d’une ruse pour ne pas effrayer les bambins qui visitent ces lieux et les estourbir derrière l’étalage de bonbons ?! Les êtres qu’assassine mon père s’appellent des moutons, on en trouve ici sous différentes formes. L’école me servait à quelque chose, je pouvais petit à petit déchiffrer les signes inscrits sur les paquets. On trouve aussi des morceaux de porc, de vache, de lapin, de poulet, toutes sortes de poissons et même des pigeons. J’avais pu apercevoir certains de ces êtres dans mes livres et à la télé ; il n’était fait mention nulle part du sort atroce qui leur était réservé. Du coup j’ai brûlé tous ces livres mensongers et bêtifiants. J’ai même boudé les dessins animés qui naguère m’amusaient tant. Il s’agissait en fait d’endormir les enfants en leur présentant les choses sous un jour bien différent de la réalité.
Mon père n’est en vérité qu’un tueur amateur, qui ne s’occupe que d’une seule catégorie. Par recoupement, je me suis rendu compte que beaucoup d’êtres, par contre, n’étaient pas égorgés et découpés : les chats, les chiens, les poissons rouges, les perroquets... Ils restent le plus souvent dans la même maison jusqu’à leur mort de vieillesse. Tous ces êtres sont appelés Animaux, par opposition à “nous” les Hommes. Pour l’instant, je n’ai pas encore bien compris ce qui pouvait justifier une telle classification, et surtout pourquoi les uns s’autorisaient sans gêne à assassiner les autres. Bien sûr, je savais à présent que les Animaux aussi pouvaient en tuer d’autres, j’avais vu le chat croquer une souris, mais les choses n’avaient pas la même ampleur. Le chat n’élevait pas des souris à seule fin de les manger.
Les Animaux sont donc divisés en deux catégories :
une première qui habite à l’extérieur des maisons et que l’on peut tuer, découper et manger, tout le monde trouvant ça normal.
une deuxième qui vit avec les Hommes et qu’il est interdit de manger et de maltraiter.
En tant qu’Homme, j’étais donc à l’abri, mon père ou son voisin n’allaient pas m’égorger et me découper sans prévenir, en me donnant une papillote. Ca m’a un peu rassuré, mais pas pour longtemps. Je ne comprenais pas pourquoi on tuait ainsi ces animaux de la première catégorie, alors que moi, qui n’en mangeais plus depuis déjà plusieurs mois, je me portais très bien. Les gens devaient donc aimer tuer, voir le sang couler, et manger des chairs qui viennent d’êtres vivants.
J’ai encore moins compris ces assassinats de masse quand je me suis mis à regarder le journal télévisé. On pouvait y voir très souvent des Hommes en train de s’entretuer, de s’égorger, de se pendre par le cou ou les pieds, de se découper en morceaux... J’ai aperçu parfois des centaines de cadavres en tas dans une ville en ruine ! Il y avait même des enfants de mon âge ! On avait l’impression qu’ils étaient pris de folie furieuse et s’appliquaient à eux-mêmes ce qu’ils faisaient subir quotidiennement aux animaux. Ce qui est étrange c’est qu’ils ne mangeaient pas les cadavres humains, ils les laissaient pourrir, ou, le plus souvent, les enterraient. Peut-être que la chair humaine n’est pas comestible, comme les déchets de mouton que mon père vide dans le jardin avec sa brouette ? Mystère. Tout est contradictoire dans leurs conduites, les gens de la télé critiquaient ou encourageaient ces massacres entre Hommes selon les cas...
- Qui est la bête ?
Depuis que je sais que les Hommes pouvaient aussi se tuer, je suis sans cesse aux aguets. Je m’attends à chaque instant à ce que mon père se saisisse du fusil de chasse et le décharge sur sa famille. J’imagine des soldats (ce sont les vrais professionnels de la tuerie entre Hommes, tandis que les hommes qui tuent des Animaux régulièrement sont appelés des bouchers) qui entrent dans la maison, jettent des grenades et égorgent ma petite soeur. Quand je vois le voisin avec sa hâche, je reste à distance, de peur qu’il m’en mette un coup sur la tête. Toutes les nuits je cauchemarde : des hommes viennent pour m’excécuter, j’en sais trop, je m’enfuis et me cache, mais ils finissent toujours par me retrouver !
Discrètement, je subtilise les couteaux de la maison pour les enterrer au milieu des bois. Mais ils en rachètent d’autres et j’ai peur de me faire prendre, à force. Par contre j’ai réussi à faire disparaître le fusil de chasse de mon père, il a cru à un cambrioleur et il n’en a pas acheté un autre pour l’instant.
Depuis que j’ai découvert que mon père était un tueur en série, que des animaux étaient tués par millions, que les hommes s’entretuaient souvent, je vis dans l’angoisse permanente. Et s’ils étaient pris d’une crise de folie, comme à Beyrouth, à Sarajevo, au Rwanda ou ailleurs ? Et s’ils me confondaient avec un mouton ou un lapin ?
- Découpé en tranches
J’ai bien essayé de fuguer, mais ils menaçaient de me mettre en prison ou à l’asile. Là-bas on est enfermé, et en cas de guerre, impossible de s’échapper. J’attends donc impatiemment ma majorité pour fuir ce nid de criminels et rechercher des gens qui ne risquent pas de me tuer pour un oui ou pour un non, et qui, pour commencer, n’égorgent pas les animaux pour leur bon plaisir.