C’est mon troisième rendez-vous à l’ANPE, les deux premiers c’était juste pour remplir des fiches et me diriger vers le bon service. Il existe peut-être un accompagnement adapté à mon cas, mais il n’y a que six places pour déjà cinquante candidats.
Je parle un peu de mes projets à mon interlocutrice désignée, bien obligée, et de fil en aiguille j’avoue que je ne cherche pas vraiment de travail, que je préférerais ne pas en trouver car j’ai beaucoup trop de choses à faire pour perdre du temps à me faire exploiter. Je fais d’ailleurs une action généreuse en laissant ma place sur le marché de l’emploi à ceux qui ont envie de travailler. Si c’est vraiment ce qu’ils veulent, il ne faut pas les priver de ce bonheur.
Evidemment, elle me répond vertement que ce n’est pas comme ça que ça marche. Tout le monde doit cherche un travail, même s’il n’y en a pas beaucoup, même si on n’aime pas ça, sinon c’est la radiation. Il faut respecter les formes, il faut pointer tous les mois, remplir des dossiers personnels, assister aux réunions, prouver la réalité d’une recherche active.
Et puis, il n’est pas sain de rester oisif, le travail, c’est la dignité de l’individu.
Je lui rétorque que je n’ai pas l’intention de rester à me tourner les pouces et que c’est quand je travaille dans le cadre de ce système que j’ai l’impression de perdre ma dignité.
Là, elle s’énerve un peu en disant que j’allais donner un très mauvais exemple et décourager les travailleurs précaires qui eux ne font pas tant d’histoires et acceptent n’importe quel travail pour le salaire minimum. Elle me traite de petite aristocrate égoïste incapable de tenir compte des réalités, de rêveuse irresponsable qui masque ses poils dans la main par de grands discours.
A propos de réalités pratiques, je lui rappelle que je n’ai droit de toute façon à aucune indemnité chômage.
Ca ne change rien, dit-elle en me lançant un regard furieux, vous devez faire votre boulot de chômeuse, de chercheuse d’emploi pardon.
Bon, je vous laisse une dernière chance, je vous convoque à la prochaine réunion d’information du service d’aide à l’accompagnement de projets. Puisque vous ne voulez pas d’un travail classique, à vous de prouver que vous êtes capable de créer une activité rentable.
Pour ne pas l’énerver davantage, j’évite de lui répondre que rentabilité ne rime pas forcément avec le genre d’activités que je voudrais mener.
J’en reste donc à des considérations pratiques : « je n’habite pas à côté d’ici, toutes ces réunions stériles me font beaucoup trop de frais de déplacements ! »
– « Ce n’est pas notre problème, vous devez bien toucher le RMI ? »
– « J’ai fait une demande il y a un mois, toujours pas de réponse ! »
– « Vous n’avez qu’à remplir ce formulaire de demande d’aide spéciale transport »
– « Mais en attendant, comment je fais ? Heureusement que j’ai des amis pour m’aider, sinon je serais bonne pour la soupe populaire ! »
– « Voilà ce que c’est de refuser de travailler ! »
Là, on s’observe durant un petit silence, chacune avec un petit sourire figé dans en coin.
– « Et si je ne viens pas à cette nouvelle réunion ? »
– « Vous serez rayée des demandeuses d’emploi, et donc vous ne pourrez plus bénéficier du RMI »
– « Je vois »
Sur ce, je me lève et je me penche rapidement par-dessus son bureau pour l’embrasser sur la bouche avant qu’elle ait le temps de réagir. Ensuite, je ramasse mon dossier et je sors pour laisser la place au suivant, un jeune homme timide avec une raie sur le côté qui n’ose pas me regarder.
Ses lèvres sont douces, mais elles ont un goût de papier mâché.