Retour à la maison
Pour le Réveillon de Noël, c’est moi qui suis chargé des dernières courses du repas traditionnel avec la famille et quelques amis.
Le 24 décembre à 10h30 je quitte enfin la file de voiture pour entrer sur l’immense parking de l’Hyper. Dix minutes pour dénicher une place libre, un caddie en main et une liste de l’autre, une dernière bouffée de vapeurs d’échappement et je me lance dans l’antre géante de l’outre-consommation juste avant que les barrières de sécurité ne se baissent pour bloquer toutes les entrées, le quota de clients autorisés au mètre carré ayant été atteint.
On joue à l’auto-tamponneuse à coup de chariots siglés le long de travées interminables de pots de yaourts ou de bouteilles d’alcool de toutes les couleurs.
Les étagères climatisées sont remplies de produits venant des quatre coins du monde connu par avion, cargo et camion, tous soigneusement emballés de cartons colorés, de verre, d’aluminium et de plastique qui craque quand on l’éclate. De quoi faire la joie des poubelles recylées connectées.
Ce n’est pas moi qui ait choisi le menu, je n’aurais jamais sélectionné autant de produits exotiques qui font à nouveau exploser les plafonds de CO2, de pollutions et d’exploitation d’humains et autres animaux.
Tout le monde a son petit masque bleu réglementaire, les guirlandes clignotent en rythme avec les papillottes industrielles, les messages sanitaires succèdent aux annonces commerciales promotionnelles exclusives, c’est l’extase.
"Merci pour votre vigilance".
Nous pouvons consommer toutes les ressources vivantes et mortes de la planète en toute sécurité, gardés par des drones et des flics en armure style empire, le masque plus ou moins sur le nez et les mains usées par le gel de la mort qui pue. L’addition salée viendra plus tard, on ne pourra pas y échapper et il n’y aura plus de crédits.
En attendant, tranquilles, on remplit généreusement nos caddies avec la sueur des damnés d’ici ou de l’autre côté de la Terre. Je suis ma liste consciencieusement, mieux vaut ne pas trop réfléchir à ce que j’empile mécaniquement et éviter de lire les compositions.
Après plusieurs aller retour, émaillés de quelques esclandres pour le dernier sachet de saumon bio d’élevage ou concernant le resquillage de la queue de 150 personnes au rayon marée, je me dirige enfin vers les caisses semi-automatiques.
Non, ...en fait je dois encore retraverser le magasin en diagonale pour récupérer les pâtes sans gluten réclamées par le cousin Hugues. Ce qui me permet d’assister avec dégoût et effroi à l’arrestation héroïque d’une réfractaire au masque par deux malabars vigiles usant sans retenu de leurs nouveaux droits de police octroyés par la dernière loi dédiée à notre protection globale.
Les clients sont trop pressés pour s’occuper de filmer la scène, et moi je ne me sens pas trop d’attaquer les molosses à coup de sac de patates sous l’oeil des caméras de surveillance. Etant fiché triple S, les logiciels de reconnaissance faciale automatisée auraient tôt fait de me reconnaître, pas trop envie de passer le Noël en GAV dans une cellule dégeulasse avec le crâne fracassé et une barquette de bouffe infâme à moitié froide. Alors que je me contente d’un bref "mais enfin lâchez-la !", puis je fais comme les autres, je regarde ailleurs et je continue mon shopping.
Pour notre sécurité, le sang de la réfractaire sur le sol est immédiatement nettoyé par les robots de nettoyage. Faut que ça brille.
Je me sens un peu fébrile d’un coup, avec une sensation de nausée qui monte, serait-ce une attaque surprise de Covid-19 ??
Malgré tout, muni des pâtes hors de prix je retourne en slalomant vers les caisses. Je croise un père Noël aux traits chinois qui distribue du gel hydroalcoolique et une quinzaine de bleus armés de fusils d’assaut. L’état d’urgence sanitaire s’étant mélangé à l’état d’urgence terroriste, on ne sait plus de quoi avoir le plus peur.
J’ai les mains moites et le cerveau qui boue, mon regard se noie dans le reflet des sirops.
Avant même d’atteindre les caisses, je me heurte aux files d’attentes. J’essaie d’autres travées parallèles, partout c’est blindé de schtroumphs aux chariots pleins qui attendent sagement leur tour.
Là je commence à étouffer, j’ai de plus en plus de mal à respirer, pourtant j’ai zéro toux et un test négatif datant de 3 jours.
Plutôt que de m’écrouler lamentablement sur le carrelage, je préfère abandonner mon caddie et filer dehors en titubant. Une bouffée d’air frais chargé d’essence me fait du bien.
Les entrées se font au compte goutte au rythme des sorties, la queue pour pénétrer dans le temple de la consommation fait déjà 500 mètres. Les caddies sortent par fournées surgissant des portes de l’enfer.
Des sueurs froides me reviennent, j’ai une vague pensée pour mon caddie abandonné, puis je suis mes jambes sans réfléchir.
Elles me portent en roue libre hors du parking, je traverse la zone commerciale en longeant les entrepots métalliques rectangulaires. Les enseignes se succèdent, identiques à toutes celles qu’on trouve dans les autres villes, avec les mêmes trottoirs et les mêmes abris bus, surveillés par les mêmes caméras 360°.
Au sol, les masques à moitié déchiquetés se marient harmonieusement avec les cannettes, les bouteilles en plastiques et les emballages de fast food.
Les sapins et les guirlandes électriques scintillent au ralenti, des pères noëls de tissu s’accrochent désespérément aux gouttières, la lumière des télés déborde parfois sur la rue.
Mais j’avance encore, je cours presque.
Le soleil brille intensément, même sur les vitrines des concessionnaires auto.
Mes pas m’emmènent vers la montagne. C’est une énorme masse noire et grise qui se dresse au loin, tachetée de la neige de la veille. Des pitons imposants marquent ses frontières, ils narguent les pilones électriques et les portes drapeaux.
C’est un gigantesque vaisseau extraterrestre qui dort au fond de la vallée, il semble attendre d’hypothétiques voyageurs avant de s’arracher à la pesanteur.
Je suis comme hypnotisé par la montagne.
A contre courant des voitures, j’avance sans hésitation sur les trottoirs vides.
Mes doigts arrachent mon masque de tissu, la chaleur du soleil et le vent sèchent mes lèvres.
Je respire parfaitement, je vais merveilleusement bien à présent, j’ai juste le cerveau en feu.
D’un geste naturel, je jette mon téléphone portable dans la première poubelle que je croise, sans lire les 3 messages en attente.
Plus loin, mon portefeuille ira directement dans une benne.
La neige découpe la roche entre les arbres des parois.
Je quitte les derniers lotissements tout confort entourés de murs et thuyas, les derniers immeubles standings cerclés de grillages et interphones.
Encore quelques voitures parquées sur le territoire du béton.
Un dernier mur, la lisière de la forêt est là.
Je franchis la frontière et j’emprunte un chemin entouré d’une haie d’arbres moussus.
Il monte assez raide sur le flan de la montagne.
Mes pas se posent sur le tapis de feuilles molles à moitié décomposées, je sautille sur les pierres luisantes.
Mes doigts effleurent des fougères, les rayons solaires jouent avec les branches.
J’entends encore le grondement sourd des voitures.
Je m’éloigne à chaque enjambée des parallépipèdes clos.
Je suis concentré sur mon souffle et les aspérités du sol, je monte sans difficulté au coeur de la forêt, mon cerveau s’éclaircit.
J’ignore combien de temps j’ai marché.
Au détour d’un bloc, les bruits de la ville disparaissent d’un coup, elle est hors de ma vue également, je goûte le silence et les chants de quelques oiseaux.
Plus haut, j’entends une petite cascade.
Je gravit encore quelques paliers, je ne sais pas où elle est située, le son résonne sur les parois alentour.
Le sentier s’élargit et débouche sur une petite prairie entourée de falaises sauvages.
Un ruisseau la traverse, le bruit de l’eau claire sur l’herbe sèche et les cailloux me transporte. Je marche lentement en remontant le courant. La lumière éclaire doucement l’eau qui rebondit sur les pierres.
Une grande pierre plate baignée de soleil semble m’attendre. Je m’assois là. Je regarde et j’écoute longuement le ruisseau. Quelques petits oiseaux passent brièvement pour s’y désaltérer.
Je contemple les parois où s’accrochent des pins.
La neige un peu plus haut fait ressortir le ciel.
Je m’absorbe à nouveau dans la contemplation du ruisseau, un tableau toujours différent, toujours en mouvement. Chaque seconde est un paysage visuel et sonore indédit qui ne se reproduira plus jamais, j’en fais partie.
Le soleil descend, la cîme des pins resplendit et les falaises s’embrasent.
Au loin, quelques pierres roulent, déplacées par un chevreuil ou un chamois.
Le ruisseau continue sa course vers la cascade.
Le soleil plonge vers l’horizon, le ciel devient rouge.
La lumière s’estompe, la neige ressort et éclaire la montagne.
La musique du ruisseau est toujours là dans l’ombre.
Le froid de la tombée de la nuit m’oblige à me lever, je ne peux par rester là.
Lentement, je suis le ruisseau et je redescend.
Le soleil est bientôt relayé par un quartier de lune qui se réflète sur la neige immaculée. Une lumière fantastique éclaire le sentier.
Mes pieds traînent sur les mousses et les cailloux polis.
Je dois redescendre dans la plaine civilisée, retrouver les machines et leurs servants, rejoindre ma place de rouage interchangeable quelque part au milieu de la mer de goudron et d’acier.
A moins que je rejoigne les êtres de la forêt, les brins d’herbe sauvage et les mésanges bleues, et que j’amasse des braises sous les fondations de la grande mécanique, et qu’un jour un incendie géant la ravage, et qu’un ruisseau devenu torrent en furie emporte ses restes jusqu’au fond des océans.
Il est temps de retourner à la maison.
David Myriam - 26 décembre 2020
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