Un petit voyage temporaire dans une 4ème dimension, une parenthèse spatio-temporelle par une après-midi d’été caniculaire...
La chaleur écrasante parfumée au pin laisse petit à petit place aux rivages ombragés et presque frais de la petite rivière.
Une plage de graviers miniature m’appelle près d’un trou d’eau.
J’observe, je me fond dans le paysage.
Sous les arbres gigantesques, l’eau s’écoule sans fin entre les galets et les berges moussues.
J’écoute les murmures de l’eau vive et froide.
En face, deux agrions s’agitent dans une zone tamisée.
Des rayons de soleil traversent en douceur les frondaisons vert tendre, les feuilles translucides s’illuminent.
Comme un stroboscope, le vol des agrions multiplie les éclats de lumière bleue et verte.
En face, une branche s’agite de manière répétée, elle semble me faire signe.
Les demoiselles se pourchassent, se font la cour, se mesurent, rivalisent d’acrobaties. Lors de leurs accélérations vives elles disparaissent un instant et réapparaissent dans un éclat de soleil.
Une libellule remonte le courant rive gauche au ras de l’eau, à fond les manettes.
Une autre, ou la même, redescend rive droite.
Ca file sans pause.
L’eau gargouille et rebondit sur les cailloux, des gouttelettes sautillent et dansent sur l’écume.
Les pierres reflètent l’agitation de l’onde, ou l’inverse.
La ronde des agrions n’arrête jamais, leurs courbes font écho à la chorégaphie des gouttelettes.
De l’air chaud remonte la rivière.
Des insectes se noient, d’autres s’envolent.
Un peu partout des papillons oranges, jaunes ou marrons traversent l’espace de leur vol aléatoire et saccadé.
Une libellule remonte à fond rive gauche.
Un troisième agrion rejoint le recoin de rivière, il trace des sprints au dessus du trou d’eau.
Des porte-bois par dizaines sont accrochés aux rochers.
Une libellule rive droite.
Sur une branche flottante accrochée à la rive, des centaines de porte-bois sont aglutinés en grappes denses.
En face, le soleil chauffe les rochers calcaires, des lézards chassent entre l’ombre et la lumière.
Un petit papillon orangé s’éternise sur mon genou droit, même quand je bouge il reste là à agiter sa trompe sur ma peau.
Un agrion s’est posé sur une feuille, je m’approche, de face il est vert, et quand je suis à environ 45° il passe au bleu.
Des gerris marchent sur l’eau sans un bruit.
L’eau très fraîche brûle mes jambes, mais c’est tellement bon.
Une autre libellule, plus petite, remonte la rive gauche.
Des insectes shootés squattent depuis des heures des fleurs de ronce. Des corps noirs et des taches rouges sur les fleurs roses.
Des centaines de petits vers noirs arrimés aux rochers s’agitent dans le courant.
Les cigales font strider l’air obstinément.
Ca vrille le cerveau, mais c’est bon.
Des gouttelettes jaillissantes rafraichissent mon visage.
Les deux agrions accélèrent leur danse.
Une libellule à fond les ballons.
Les gouttes dans l’air brassée des agrions, les porte bois s’envolent, papillons partout cigales invisibles, libellule hélicoptère, chaud et froid, lumière dans les yeux, ça bouillonne le bain de feuilles vertes et jaunes, valse des pierres et des branches, choré de papillons noyés, perdu dans la mousse, brûlé par les pierres, lumière blanche aveugle, eau pure pleine de proies et de prédateurs, soleil crève le plafond, carcasses de cadavres et larves affamées, ça trace les ailes et les courants, épines galets et feuilles, pierres lisses et mouvement perpétuel...
Plitch, ploc, flic, flac, plouf !
Un troupeau de Sapiens est en approche dans le lit de la rivière.
Les hominidés d’âge différent descendent le courant avec au pied des baskets water-resistant fabriquées en Chine avec des matières plastiques par des ouvrières sous-payées dans des usines polluantes et en surchauffe.
Ils ont le poil court et les dents blanches, ils semblent bien nourris, en tout cas au niveau calorique.
Ils arborent fièrement des Tshirt colorés sportswear avec nanotechnologie anti-transpiration intégrée provenant directement du Bangladesh, mais teintés en Inde à l’air libre sans protection à l’aide produits chimiques dangereux. Le tout étant transporté par camions diesel et porte-containters géants carburant au fioul lourd, suivi de stockage dans des entrepôts logistiques métal/béton recouverts de panneaux photovoltaïques qui achèvent de détruire les terres agricoles.
Les Sapiens ont un air très concentré et inspiré, pas question de rire, il faut faire son tourisme avec application. Soudain, sans un mot, ils prennent la pause, l’une d’eux fait jaillir un grand smartphone taïwanais, assemblé au Vietnam fait de divers plastiques et métaux non recyclables, qui nécessite une infrastructure industrielle mondialisée pour sa fabrication et son fonctionnement.
Clic-clac, photo souvenir destinée à rien ou à Instagram.
Flatch, ploutch, le troupeau se remet en marche.
Certains jettent un oeil distrait aux frondaisons décoratives des bas côtés du parcours. Tous apprécient d’être au frais loin des chaleurs et émanations suffocantes de leur ville grâce à une voiture massive qui pollue pour sa fabrication, ses infrastructures et son fonctionnement.
Mais il faut avancer, finir la rando programmée pour ensuite aller se désaltérer à la terrasse du village du coin, voir commander une pizza ou un hamburger.
Platch, flof, ils passent devant moi, certains me disent bonjour, je suis obligé de répondre, il paraît qu’ils sont de la même espèce que moi.
Les insectes qui le peuvent détalent, les autres supportent les tsunamis chaotiques, l’eau se trouble, les agrions se cachent dans les branches, les lézards se figent, les branches sont muettes, mais la cigale ne s’arrête pas.
Ploutch, flaf, plicht, le trouveau s’éloigne à vive allure, bientôt je ne les entend plus.
Petit à petit l’eau retrouve son courant et son calme, les gerris réapparaissent, la danse des agrions avec les goutelettes reprend.
Un troupeau de Sapiens ça va, mais 10, 20 par jour, tous les jours... bonjour les dégâts.
En fait, moi aussi j’ai des sandales en plastique et je suis venu par ici en bagnole, j’ai même un vieux smartphone et des fringues d’occase provenant d’Asie.
Dans cette société-monde totale, il n’y a pas d’ailleurs, personne ne peut être véritablement innocent, mais certains sont plus coupables que d’autres, notamment les artisans volontaires de la fuite en avant, notamment ceux qui choisissent de ne pas agir pour stopper cette société Terminator et pour en construire une autre bien meilleure.
Fin de journée, le soleil disparaît derrière la colline, la chaleur s’estompe, les agrions s’élèvent de plus en plus haut vers les cîmes, les lézards ont disparus, l’eau ne s’arrête toujours pas de s’écouler, je laisse encore le temps s’étirer, et puis je vais retourner me terrer dans ma ville.
Fin de l’éternité.
A moins que... je reste ici à attendre la nuit, et qu’au levé de la lune je me transforme en guerrier ou en bête.
juillet 2022