Juin 1996
Màj Avril 2005
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Le cycle du caddie

Nouvelle satirique : parcours délirant dans une grande surface... Les délires et délices de la consommation effrénée.

Passé le sas automatique, vous êtes pris au piège : il vous faudra accomplir la totalité du cycle. Dans cet univers climatisé, le temps est toujours beau, chaud, et sans courants d’air. Les changements de saison sont remplacés par les sautes d’humeur des modes et par les soldes programmées.
Tout d’abord, vous êtes saisis, saturés, encerclés par les musiques diffusées par les multiples haut-parleurs. Les rythmes des chansons et des pubs - on ne fait plus trop la différence - règlent le pas des automates consommateurs.
Le sol, lisse et propre, luit sous les projecteurs. Les chariots glissent sur les dalles comme les billets de banque qui sortent du distributeur installé dans le hall d’entrée. Les pantins tristes et empressés les poussent sans efforts, car ils sont encore vides. Ils en profitent pour faire des zigzags avant d’arriver à la première étape : le rayon nature.

Là, les légumes montés sur deux pieds poussent lentement leurs quatre roulettes grillagées inoxydables devant des étalages de fruits divers. Les miroirs et les lumières artificielles tentent de rehausser les denrées. Toute l’année, des fruits pas mûrs sortent des chambres froides, et il faut des lampes pour tenter de leur donner les couleurs de l’été.
Qu’il soit fripé, pas mûr ou pourri, tout légume cueilli dans une cagette doit être emballé et pesé. Il suffit de trouver le bouton correspondant, celui dont le dessin simplifié représente le légume calibré que vous avez sélectionné parmi d’autres, qui eux étaient trop gros ou trop petits.

Le cycle du caddie
Une joyeuse partie de supermarché

Après la verdure, le sang. Derrière une vitre, des paquets rouges s’entassent. La viande prédécoupée est serrée sous un plastique hygiénique. Sans mouches et sans sang, la chair devient abstraite, anonyme et propre. Derrière une fenêtre, des bouchers masqués s’affairent sur les carrelages brillants, nous rappelant que les hamburgers proviennent de morceaux d’animaux morts. Préservé dans des emballages sous vide, on trouve de tout à tous les prix, de la cervelle et de la langue en passant par les tripes et le boudin. Devant le comptoir, les charognards font la queue en attendant leur part d’abattis. Pendant ce temps, ils peuvent admirer le rouge sombre ressortant sur le blanc immaculé, à moins qu’ils ne songent déjà à la suite du parcours.

Ils ne sont encore qu’au début du labyrinthe tortueux. Les allées d’étagères rutilantes, savamment agencées, les attendent de prix ferme. Les caddies suivis de leur maître vont se frayer un passage jusqu’au rayon désiré, en bousculant les autres s’il le faut.
Parmi des piles d’objets attractifs, les mains expertes extrairont l’emballage rempli de la chose qu’elles désiraient à tout prix. Elles choisiront entre divers produits jetables, dont la nécessité est insufflée par les spots télévisuels. Les marques rivalisent de couleurs, de sourires et de ruses pour déclencher le réflexe d’achat. Tout est bon pour vendre du vent en boîte : promotions bidon, 10 % de produit en plus, un franc cinquante de réduction sur le prochain achat de mayonnaise en tube... L’éclat factice du conditionnement plastifié attire les mains baladeuses, comme les lampes halogènes les mouches.
Pour une simple boîte de petits pois : dix marques différentes ! Comment choisir ? On trouve des fins, des très fins, des extra-fins et des extra super fins, des chers et des bradés, dans de grosses boites ou de petites, par deux, par trois ou toutes seules... Et je ne vous parle pas de la gamme des petits pois congelés. Après avoir longtemps hésité entre les fayots à 3 F. 45 et ceux à 3 F. 95, vous enfournez mécaniquement les packs de conserves à portée de main.
Noyé par les chiffres et les comparaisons, vous continuez, hagard, le parcours fléché. Lentement, le piège se referme sur vous. Les couloirs se resserrent. Votre nez croise un paquet de lessive aux petits pois surgelés. Vous mordez dedans d’un geste rageur, comme un chien aux abois.

A un carrefour, vous reprenez votre souffle et votre esprit de discernement avant de plonger dans les rangées suivantes. Courageusement, vous partez à la recherche du tire-bouchon à roulette réclamé depuis dix ans par votre belle-mère clouée sur une chaise roulante. Mais après être passé dix fois devant les petits pois sans avoir trouvé la perle rare, vaincu, vous interpellez une blouse blanche. L’employée, Josiane en l’occurrence, vous explique que malheureusement il n’y en a plus en stock, mais que vous pouvez profiter de la promotion sur les tire-bouchons à gaz. Intérieurement, vous envoyez paître votre belle-mère tandis que Josiane continue de ranger des aliments pour vaches, ou pour canaris, vous ne savez plus.

Après avoir vérifié une dernière fois si la composition du riz cantonnais écrite en tout petit correspond bien à ce qui est annoncé en gros, vous êtes happés par les attractions suivantes. Aimantés par tous les articles en même temps, vous êtes complètement déboussolés et votre chariot perd le nord comme s’il était sur un manège de fête foraine.
Au détour d’une muraille de couches culottes avec triple protection et élastiques renforcés sur le côté, vous tombez par hasard sur le stand vêtements. Les confections de mauvaise qualité sont présentées par des mannequins au sourire figé comme le confit d’oie aperçu tout à l’heure après les yaourts. Seule l’absence de sourire permet de distinguer les poupées en plastique moulé des jeunes ménagères bien roulées. Profitez-en, moins dix pour cent sur les mini-jupes imitation cuir fabriquées en Chine par des ouvrières soumises et sous-payées. A moins que vous ne préfériez les sous-vêtements "jour de fête" pour redonner un peu de raideur à votre mari qui s’amollit chaque soir devant le cocktail "football-bière".

Après les habits à emballer le corps, passons à la chimie des apparences. Pour peaufiner votre masque quotidien, vous trouverez ici tout ce dont en fait vous n’avez pas besoin : crème amincissante, lotion après et avant rasage, maquillage outrancier et bombe décoiffante. Juchés sur des talons aiguilles, les cadavres ambulants, soutenus par leurs chariots, essaient des parfums et autres déodorants de W-C au pin des Landes pour tenter de dissimuler l’odeur de leur propre décomposition.
Après l’heureuse acquisition d’un vaporisateur de parfums pour trous de nez, vous repartez vers d’autres mirages.

Enivré par les senteurs Rhône-Poulenc au citron vert biodégradables à 99 % qui préservent la couche d’ozone, vous êtes un peu dans les nuages. C’est pourquoi vous égarez votre caddie déjà à moitié vide entre le beurre et les soupes en sachet. Fiévreusement, vous recherchez votre indispensable appendice dans toutes les travées. Des sueurs froides vous viennent en pensant que vous perdrez dix francs et qu’il vous faudra tout recommencer si vous l’égarez.
Deux heures plus tard, au comble du désespoir, vous levez vos yeux rouges de larmes vers le ciel, en pensant que les étoiles pourraient vous guider. Hélas, les néons vous éblouissent et vous n’apercevez que des satellites bardés de caméras ainsi que les haut-parleurs qui crachent à plein tube. "...nous nous retrouverons ... la la la ... ne t’en fais pas ... flon flon flon ...".
Au moment où, dégoutté, vous baissez les yeux, un objet métallique vous percute de plein fouet. Vous aviez oublié d’arrêter de marcher. Mais ... miracle ! C’est LUI ! Vous venez de vous abîmer le genou droit dans votre cher chariot.
Remis de vos émotions, vous poussez vos courses d’un pas allègre en vous prenant pour le champion des supermarchés, catégorie objets trouvés.

Au bout d’une allée bordée de fleurs en plastique pour cimetière, une dame poudrée fait goûter du cacao maigre africain pour promouvoir un nouvel arrivage. C’est une Noire payée au SMIG pour se faire moquer et remballer toute la journée. D’un air indifférent, vous la contournez à bonne distance. Vous êtes allergique au chocolat, même dégraissé.
Passé le coin croissanterie, vous vous trouvez nez à nez avec un événement inhabituel. En effet, les flagrants délits de vol ne se produisent statistiquement que 0,9 fois par semaine. Il faut croire que vous êtes tombé le bon jour. Devant les congélateurs, un jeune Beur qui avait volé un pain se fait passer à tabac par deux armoires à glace. N’écoutant que votre courage, vous vous lancez dans le choix difficile des laitages. Le beurre, allez-vous le prendre allégé ou à 20 % de matières grasses ?
Ensuite, devant les bacs à congélation, vous hésitez entre le lièvre et le chevreuil pour le repas d’anniversaire de votre mari gendarme qui est chasseur. A côté de vous, le poing d’un vigile écrase le nez du Beur. Le sang gicle de l’appendice nasal endommagé et va éclabousser le lièvre que vous venez de saisir par surprise. Mais vous ne le remarquez pas, car le lapin a été mis sous plastique et congelé entier, et les quelques gouttes provenant du nez se confondent admirablement avec le sang givré.

Une fois muni de votre lièvre, vous détalez vers la sortie à tombeau ouvert, de peur qu’il décongèle avant votre retour au bercail que votre mari, en mémoire de chasses épiques au bord de l’autoroute, a dénommé "Le Terrier". Votre caddie étant plein à ras bord, vous manquez de perdre un bidon d’huile de vidange dans un virage. Dans la dernière ligne droite, vous bousculez une grand-mère et vous écrasez les petons d’un gosse. Les chers bambins ! Justement vous vous souvenez de leurs suppliques et vous happez au passage le paquet de papillotes longtemps exigé avec force pleurs et piétinements obstinés. Heureusement que vous avez pu les larguer chez votre belle-mère. Quand vos deux monstres sont avec vous à l’Hyper, ils agrippent tout ce qu’ils peuvent et le chariot dégorge de sucreries et de jouets guerriers. Ce qui vérifie les études réalisées dans les supermarchés tests par des cobayes humains. Le processus est encore accentué si les articles tape-à-l’oeil sont enduits d’images de stars et de peluches vues à la Télé. Les gosses sont alors attirés par n’importe quelle babiole débile et se comportent comme des moucherons collés sur de la confiture.

Mais ça y est ! Le rat blanc que vous êtes a rejoint le gros du troupeau. Les moutons font la queue pour aller se faire plumer. Les momies et leurs réserves de conserves s’impatientent et essaient encore de se doubler pour rentrer trente secondes plus tôt devant leur Télé afin de ne pas rater le début d’"Hélène et les garçons". Certaines, plus feignantes, regardent leurs feuilletons préférés sur place, au rayon TV-hifi-électroménager, jusqu’à l’heure de fermeture.
En attendant son tour, il faut vérifier si on n’a rien oublié et se précipiter à l’autre bout du magasin pour récupérer un bocal de sauce tomate bolognaise aux petits oignons. Vite, revenir au chariot et résister stoïquement aux dernières tentations présentées juste avant le corridor de sortie.
Les caisses numérotées sont alignées comme à l’abattoir. Les caissières mal fagotées sont complètement éreintées comme à chaque fin de journée. Une place se libère, le voyant vert clignote, c’est à vous ! Enfin, vous pouvez décharger. Le tapis roulant déplace les marchandises jusqu’aux mains trieuses de l’employée en blouse verte, de sexe féminin, avec son nom épinglé dessus. Après avoir dit bonjour, elle enregistre à toute vitesse les chiffres du coût de chaque article en faisant valser les codes Barre.
Ici, il faut que vous donniez un dernier coup de collier. Vous devez mettre les produits décomptés dans des sacs plastiques avec le nom de l’Hypersuper écrit dessus. Et ce, en évitant que les yaourts aux fruits en morceaux soient écrabouillés par les packs de bière. Plus vite ! Les boeufs suivants piaffent déjà d’impatience.
Une fois le chariot rempli à nouveau, le prix s’affiche ; c’est le moment de payer l’addition. Vous tendez les billets fraîchement cueillis au distributeur. Les doigts de Pauline, une brune qui fait mauvais genre... pensez-vous, agrippent l’argent et l’enfournent dans le tiroir-caisse plus vorace que jamais. En échange, elles vous donnent quelques rondelles de métal jaunasse et un ticket grâce auquel vous pourrez recompter la facture ou faire une réclamation pour le sèche-cheveux friseur qui vous explosera à la figure.
Si vous payez avec une carte à puce : prudence ! Composez en vitesse votre code à l’abri des regards indiscrets. Et munissez-vous de toutes les garanties bancaires requises si vous avez un air un tant soi peu louche.
Après les "au revoir-merci" réglementaires, vous pouvez enfin foncer vers le sas de sortie. Pauline, elle, vous a aussitôt oublié ; elle est avec un autre client.
Dehors, vous respirez une bouffée d’air frais imbibé de vapeurs d’essence et de Césium 137, puis vous vous dirigez d’un pas alerte vers votre véhicule.
Il fait nuit ; il faut vite rentrer pour consommer tout ça. Dans votre voiture, en sécurité et seul maître à bord, vous écouterez les dernières publicités à la radio.

A trente à l’heure, dans les bouchons du vendredi soir, vous roulerez hébété vers votre cocon familial préfabriqué pour suivre de nouveaux cycles, toujours les mêmes, mais toujours nouveaux grâce aux inventions plates des grandes surfaces.

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Artiste.Auteur.Réalisateur
Courts métrages d'animation, dessin noir & blanc, dessin sur sable, peinture, BD, écrits...
David Myriam, Artiste, art-engage.net