Avril 2005
Màj Avril 2011
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Une bonne famille

Nouvelle satirique et noire

Nouvelle satirique et noire avec une illustration en noir et blanc. Une critique cinglante et ironique de la famille et des relations

C’est une famille ordinaire, sans histoire. Deux individus, un garçon et une fille se considérant comme homme et femme, se sont assemblés un jour en un couple à tendance exclusive, avant de former une famille digne de ce nom un peu plus tard.
Ils se sont connus à la fac au cours d’une soirée arrosée, lui est devenu ingénieur dans l’électronique d’armement, elle a arrêté ses études quand est survenue sa première grossesse, non désirée, une erreur de pilule ou une capote percée, elle est à présent vendeuse en chef dans un magasin de vêtements.

Pour authentifier leur union réciproque dans la construction familiale à vocation reproductive, ils se sont mariés en bonne et due forme avant la naissance de leur premier enfant. Lui aurait préféré se taper encore quelques infirmières avant de s’engager dans la vie conjugale, elle aurait souhaité finir ses études de médecine et expérimenter le lesbianisme avec une de ses amies, mais la vie qui les entoure et leur fournit volontiers des lignes toutes tracées vers la mort en a décidé autrement. Ils se sont donc laissés porter comme des méduses par la marée générale et la facilité d’avoir un conjoint disponible pour combler leurs appétits sexuels de jeunesse.
Bien que pas vraiment croyants, ils se marièrent à l’église, ça fait plus sérieux. Le repas de noce fut un régal, mais la réserve d’alcool un peu juste.

Ils ont donc emboîté leurs corps de multiples manières, plus ou moins jouissives, pour tenter de rattraper le retard pris durant l’enfance et l’adolescence. Et, comme je le disais, ils ont eu, à cause de quelques spermatozoïdes égarés au mauvais moment au mauvais endroit, un premier enfant, un garçon parfaitement normal qui ressemble alternativement à son géniteur et à sa génitrice selon son âge, sa grimace et le sexe de son interlocuteur. La femme a poussé comme une bête allongée à l’hôpital, et le petit, tout fripé et malingre, est sorti en gueulant. Tout le monde était heureux.
Le couple s’est octroyé d’emblée le rôle de parents en plus de leurs postes à plein temps de jouisseurs-consommateurs et futurs retraités. Il va de soi que l’homme joue le père, et sa femme la mère, il faut faire comme tout le monde pour éviter de s’y perdre et de se retrouver.

Le petit garçon, peu importe son nom -de famille- et son prénom -de sitcom-, grandit. Après une phase boursouflée à cause du lait dont on le gave, il se met quand même à marcher comme un grand et à articuler ses premiers mots en société.
Ses parents continuent de forniquer avec entrain durant leur temps libre parfois entrecoupé par les exigences du cher petit, mais de manière plus programmée. Le père termine ses longues études et commence une brillante carrière dans une société prestigieuse qui exporte des missiles high tech dans divers pays du tiers monde. La mère arrête les siennes et se met à faire des petits boulots pour ne pas trop se faire chier à la maison.

La nouvelle petite famille commence son petit nid dans un appartement modeste, en banlieue, mais bientôt, grâce au salaire du mâle ingénieur, ils peuvent louer un beau logement avec terrasse en centre ville, rejoignant ainsi les classes supérieures dont ils s’estiment dignes.
La femme s’occupe du ménage et de la cuisine, l’homme du bricolage et de la voiture. Ils s’occupent à tour de rôle du vidage des poubelles et du promenage du gosse.

Le petit garçon, futur homme comme le désignent les attributs génitaux qui pendouillent entre ses jambes, grandit encore, il prend en râlant le chemin de l’école, là où on apprend les bonnes manières de se comporter dans les situations ordinaires de sa carrière sociale.
Maintenant qu’il ne peut plus se balader à poil partout, il prend son pied en se tripotant le pénis dans tous les sens. Il apprécie davantage d’aller à l’école quand il y découvre certains avantages : échanger des insultes colorées, se bagarrer avec les autres garçonnets, jouer à touche-pipi avec les filles les plus délurées.

Entre-temps, le couple familial a planifié un deuxième enfant. Leur situation financière s’est stabilisée et ils préfèrent éviter un trop grand écart d’âge avec le premier, un second enfant permettrait de relancer leur relation qui s’assoupit dans la routine et les petites disputes rituelles. De toute façon, ils ne veulent pas vivre la situation terrible de l’enfant unique.

Après plusieurs tentatives infructueuses, ils ont même consulté un médecin, le deuxième s’est mis en route. Le ventre de la femme a enflé et son conjoint de mari s’est remis de plus belle à son travail qui le passionne déjà moins.

L’épouse comblée s’épanouit dans la satisfaction d’être mère et bénéficie de l’aide d’une bonne, portugaise forcément. Elle est ravie de la considération sociale que lui apporte son état. Elle a rempli une des fonctions essentielles de la femme sans laquelle elle ne peut s’épanouir : la maternité. Peu lui importent le ventre flasque et les seins qui pendent.

L’échographie ne signale rien d’anormal. Quand les analyses révèlent qu’il s’agit d’une fille, biologiquement parlant, ils sont aux anges, un assortiment des deux sexes permettra un équilibre parfait sans recourir à une troisième tentative. Ils pourront exhiber avec fierté leur progéniture dans leur nouvelle voiture : un break 4x4 de luxe. De toute façon, ils sont assez riches pour se passer de l’apport des allocations familiales consécutives au troisième.

En attendant la naissance, ils préparent une chambre rose remplie de poupées. Le fils est déjà un peu jaloux du futur deuxième occupant. Pour le distraire et compléter le tableau, on lui achète un petit chien importé de l’Est dans une ménagerie.

La fille naît : branle-bas de combat, fête familiale avec tout le monde, même les cousins et les grand-tantes que l’on déteste, baptême, etc., je vous passe les détails.

La mère s’occupe de plus en plus de sa marmaille. Le fils est toujours un peu jaloux et se venge sur le chien. Le père délaissé reste parfois un peu plus tard au bureau pour avoir des relations sexuelles brèves mais intenses avec sa secrétaire. Au cours de ses nombreux voyages d’affaires à l’étranger, il lui arrive de se payer de surcroît les faveurs de prostituées. Il culpabilise un peu, mais pas longtemps.

Les deux chers enfants sont de vrais petits monstres, toujours insatisfaits bien que croulant sous les jouets en plastique et les consoles électroniques. Le père et la mère les adorent, ils sont si fiers de montrer leur réussite gynécologique à leurs voisins et collègues lors de dîners ou de sorties au parc.

Tout va pour le mieux, les bambins sont sur les rails de l’école, ce qui permet à la mère de reprendre un travail de vendeuse à mi-temps et de mieux s’occuper de son mari avec quelques pipes et le port fréquent de dessous présumés sexy, ce dont il ne se plaint pas vu qu’il a dû changer de secrétaire.

Au début, la famille unie passait ses vacances à la mer ou à l’océan, le cul sur le sable et le ventre plein de frites et de glaces. A présent, ils ont changé de standing et se payent des gîtes avec piscine dans l’arrière pays.

Question politique, ils ne se posent pas trop de questions. Ils étaient plutôt à gauche dans leur jeunesse étudiante, à présent ils s’orientent de plus en plus vers la droite de la droite avec l’augmentation de leur compte en banque, de leur cylindrée et du terrorisme international. Parfois, le couple s’engueule un peu avec ses frères et sœurs, des pauvres ou classes moyennes qui aimeraient bien s’élever, lors des repas familiaux du dimanche après la messe à laquelle ils ne vont plus guère, mais c’est juste pour le sport et le plaisir de dégueuler sur une figure politique adverse.

Ils reçoivent épisodiquement quelques amis à la maison, des collègues de travail. Ca permet à la mère de fantasmer sur du triolisme avec la femme du sous-chef de son mari, tandis que l’homme en question en profite pour s’envoyer du whisky duty free et des cigares de luxe en rigolant comme une baleine avec son pote dont il voudrait bien piquer le poste.

Régulièrement, ils ont du sexe le samedi soir, surtout quand ils sont un peu éméchés et que madame a mis ses jarretelles pour faire plaisir à son époux. Ils s’aiment certainement, même s’ils se le disent moins souvent. Ils s’accrochent l’un à l’autre, ils ne seront pas de ceux qui divorcent. Ils se sont même payé un second voyage de noce, dans les îles. Les tourtereaux sur le retour se sont éclatés dans des bungalows de première classe sous les cocotiers replantés et ont chopé une ou deux maladies exotiques pas piquées des vers.

Pendant ce temps, leurs deux enfants deviennent stupides, arrogants et conformistes, mais personne ne le remarque vu qu’ils sont comme les autres.

Le fils passe son temps sur internet à se branler devant des sites pornos et à discuter des nuits entières dans un langage très simplifié de choses futiles avec ses copains ou des inconnus identifiés par des pseudonymes débiles. Le reste du temps, il vide des chargeurs virtuels dans des jeux vidéos de combat et mate des DVD piratés. Il est un des premiers de sa classe en surnombre et s’emmerde autant que les autres.

La fille est encore dans le premier cycle, mais rêve déjà d’être une star, elle porte les tenues affriolantes à la mode et exerce sans limites son pouvoir de séduction sur ses camarades. Contrairement à sa mère, elle n’a pas de tendances homosexuelles spontanées, comme quoi ce n’est pas héréditaire.

La mère aime bien son boulot, elle peut mater sans risque les corps de femmes à moitié nues dans les cabines d’essayage, elle est passée à plein temps, mais pas à l’acte.

Le père déteste son boulot, pas pour des raisons morales, mais parce que c’est devenu à la fois routinier et stressant. Il le garde quand même à cause du standing à maintenir et des menus avantages sexuels qui vont avec.

La grand-mère est décédée Tout le monde s’en fout, ça fera des visites ennuyeuses en moins dans cette maison de retraite sordide pleine de vieux à moitié barges.

Le chien aussi, prématurément, à cause de son obésité. Les aliments enrichis en vitamines, ce n’était pas son fort.

Tout le monde a une télé dans sa chambre, sauf le fils qui l’avait déjà sur son PC.

La mère s’ennuie lors de son devoir conjugal de plus en plus espacé. Elle se rend compte que son homme ne l’a jamais vraiment fait jouir. Lui se met à prendre du Viagra 2 pour soutenir son érection.

Pendant les rares repas que les quatre membres de la famille prennent ensemble, la télé du salon est toujours allumée, ils ne la regardent pas et écoutent à peine les paroles, sauf lors des drames bien saignants, mais ça remplace la conversation qu’ils sont incapables d’avoir et évite des disputes fatigantes.

La fille se gave des hits des radios en ondulant son derrière encore maigrichon pour se préparer à sa future carrière de chanteuse pop ou de mannequin top, à moins qu’elle finisse vendeuse de choc dans un hypermarché.

Le fils fume des joints occasionnellement et n’arrive pas à se faire dépuceler. Il a beau être convaincu qu’un trou c’est un trou, il n’est pas doué pour la drague, même avec les plus moches. Sa dignité de mâle lui interdisant de recourir à une prostituée, il retourne devant son écran.
Sa sœur, par contre, s’envoie en l’air dès que possible, mais pas avec lui.

Le père s’avachit de plus en plus devant TF1, et prend des somnifères avec sa bière pour dormir. Avec l’âge, les secrétaires deviennent moins dociles, et puis ses hémorroïdes le font souffrir.

La mère se masturbe quand elle est seule en repensant aux belles jambes de ses clientes, mais elle ne veut toujours pas se lancer dans une aventure, elle n’est pas une invertie. Pour meubler son temps libre, elle entame enfin une cure chez un psy labellisé par l’Etat et fait du yoga trois fois par semaine. Elle a grossi un peu et fait un régime pour que ses mini-jupes ne la serrent pas trop, s’il le faut elle se fera liposucer.

Le week-end, les parents vont au restaurant, le fils va s’éclater dans les boites de nuit pour dépenser son énergie sexuelle -et autre- non utilisée, c’est de son âge, et la fille va au cinéma avec des copines ou des garçons qui lui tripotent le vagin dans l’obscurité.

Le fils rêve d’être pilote de chasse, mais il se demande surtout comment il va pouvoir obtenir sa première voiture, l’objet culte qui lui fournirait l’argument massue pour séduire enfin les filles.

La fille est devenue experte en maquillage grâce à la monopolisation quotidienne de la salle de bain. Elle se passionne pour les séries TV sentimentales quand son frère est à la maison et lui interdit l’accès au Chat.

Un jour, frère et sœur se sont retrouvés ensemble dans une manif au printemps, ils ne savaient pas de quoi il s’agissait exactement, mais une demi-journée d’école en moins c’est toujours bon à prendre.

Leurs parents ne vont plus depuis longtemps aux marches protestataires plus ou moins festives, sauf quand il a fallu réclamer une très lourde peine pour le violeur de jeunes filles qui a terrorisé pendant trois mois toute la ville.

Tout va bien, la voiture n’a que six mois, la villa qu’ils ont fait construire dans un quartier chic est très agréable, la piscine est prévue pour l’été prochain, ils ont tout l’équipement électroménager nécessaire, ils ont fait un gros chèque à l’aide humanitaire en Afrique et projettent un séjour de deux semaines aux sports d’hiver.

Ce soir, la famille au complet revient d’une visite pénible chez une grand-tante acariâtre de province, mais qui a du bien.
La mère somnole en digérant son foie gras. Les deux enfants sont rivés en silence devant leurs écrans respectifs incrustés dans les sièges. Le père conduit en ne pensant à rien. Dans une ligne droite, la voiture est allée s’écraser dans un platane centenaire. Ils sont morts tous les quatre sur le coup, ensemble. Personne n’a jamais su ce qui s’était passé. Heureusement, le platane n’a rien eu, à peine une éraflure.

PS

Cette nouvelle a remporté le deuxième prix (ex-aequo) du concours « Bastet 2005, catégorie "Nouvelles avec thème libre".

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Artiste.Auteur.Réalisateur
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David Myriam, Artiste, art-engage.net