On est jeune, on est nu, on admire nos corps qui glissent entre le soleil et la mer. Ce sont des vacances sur une île de Méditerranée, on fait l’amour avec les vagues, loin de tout, au paradis. Du matin au soir, on goûte la chaleur sur les falaises et on plonge dans l’eau scintillante pour admirer étoiles de mer et poissons multicolores qui se cachent sous des rochers aux formes mystérieuses.
On voit à travers l’eau transparente les algues vertes et rouges qui ondulent au rythme des respirations sous-marines. De l’eau glacée descend des montagnes et se mêle aux flots dans des cavernes secrètes.
Portés par le sel, nous volons au-dessus des bancs de sable et de posidonies. Quand le soleil est au zénith, des trous dans les falaises nous procurent ombre et fraîcheur, un endroit tranquille pour faire la sieste avant de retourner nager parmi l’écume.
Du fond de l’eau, on regarde nos bulles qui grossissent et remontent pour éclater à la surface. Avec nos palmes, nous nous sentons plus dauphins qu’humains. On se nourrit de raisins secs et de figues plus que mûres grappillées sur des arbres gigantesques qui poussent entre les terrasses abandonnées.
La mer me fait penser à toi. Je te revois avec tes yeux verts rieurs et mutins entourés de gouttes d’eau salée quand tu nageais vers moi.
Un soir, la lune est sortie sans bruits de l’horizon, immense et tranquille, pour aller s’encastrer derrière un îlot rocheux. On s’est assis sur le sable encore tiède autour d’un feu de braises et on contemple l’eau noire qui luit comme les poissons d’argent. On joue aux robinsons, aux routards sans soucis qui dorment n’importe où sur leur chemin.
Et puis, il faut bien partir, le voyage se termine, le rêve aussi. Alors on a fait du stop, pris le bateau et le train, et après quelques détours on a traversé un pays inconnu et désolé dans un wagon postal presque vide.
Les rails s’étirent en ligne droite dans la canicule estivale et on somnole en compagnie du bruit des vagues sur les rochers. Nos cheveux sont encore pleins de sels et nous préférons songer aux poissons bleus au lieu de voir les banlieues blêmes et les tristes campagnes en construction perpétuelle. Les maisons ne sont jamais finies et les poutrelles de béton dressent leurs fers tordus vers le ciel comme des carcasses mortes et rouillées. Le train grince et les fumées d’usine masquent parfois des immeubles encore plus gris que chez nous.
La nuit est tombée et c’est un soulagement de ne plus voir les prouesses de laideur d’une humanité qui s’est abandonnée.
Soudain, on débarque dans une grande gare de triage. De puissants projecteurs perchés au sommet de pylônes interminables éclairent violemment les quais. Des policiers nerveux contiennent une foule implorante et inquiète chargée de bagages hétéroclites. Le train s’arrête avec fracas, on dirait un mauvais film de camp de concentration. Aussitôt, des policiers investissent tous les wagons en prenant sans ménagements les papiers ou passeports de tout le monde. On tend aussi les nôtres, pas très rassurés.
Que se passe-t-il ? On n’est pourtant pas à la frontière. Des passagers sont débarqués du train et les agents emportent les piles de papiers d’identité dans leurs bureaux. On comprend que cette halte va durer, alors on sort comme tout le monde se dégourdir les jambes sur le quai blafard et encombré par toutes sortes de va-et-vient.
Nous sommes à peu près les seuls Occidentaux, personne ne peut nous renseigner, les autres ne parlent comme nous que quelques vagues mots d’anglais. Dans la foule qui attend derrière des barrières, on voit des personnes en pleurs, des femmes qui supplient en tendant les bras au ciel. Des immigrés refoulés ou des candidats au départ ? Des pauvres qui veulent gagner l’eldorado de l’Ouest, là où nous retournons dans nos familles bien installées ?
On s’est rapproché des bâtiments de la gare pour tenter d’y voir plus clair. Sur les murs noirâtres s’étalent des centaines de photos de personnes de toutes sortes avec leurs noms à côté et parfois des adresses, des messages, des avis de recherche ? Sinistre, on a l’impression de visiter un camp de transit vers nulle part. On retourne vite sagement dans notre wagon vide en espérant ne pas rester coincés ici.
Un long moment plus tard, des policiers reviennent rendre les papiers. Ensuite le train repart enfin. On regarde s’éloigner les lumières blanches qui trouent la nuit. Qui étaient ces visages inconnus et graves ?
Un peu plus tard, un contrôleur vindicatif avec un air corrompu nous interpelle en nous réclamant une sorte de taxe spéciale voyageurs qu’on aurait dû demander au départ, à la douane. On flaire l’arnaque et on refuse, surtout qu’il ne nous reste plus beaucoup d’argent. Mais quand il commence à vouloir nous jeter hors du train avec l’aide de ses collègues, on est bien contraint d’obtempérer. On parcourt tout le train pour faire du change et payer ce fonctionnaire si sourcilleux du règlement. Nous n’avons aucune envie de revoir cette horrible gare et ce pays bâti sous la forme d’une ruine.
De retour dans ce qui se fait appeler la civilisation, je retrouve nos belles autoroutes pleines de voitures et de camions dans les deux sens, ces beaux magasins toujours remplis à ras bord et sur toutes les étagères de produits de consommation divers et non avariés, ces gens bien habillés et pressés qui ne sourient que devant la glace ou au bout de leur portable, ces HLM pimpants bien rangés à part et ces belles maisons bien barricadées où les seuls événements sont les morts et les naissances entre deux mariages.
J’ai l’impression de débarquer d’une autre planète. Pas question de raccrocher les wagons, je préfère encore être un martien perdu dans la foule.
Je sais à présent que notre histoire à tous deux n’ira pas plus loin, toi tu as choisi de t’intégrer à la tragi-comédie sociale, moi pas. Il ne restera plus qu’à nous dire au revoir.
Je n’ai plus un rond en poche et je dois faire du stop pour rentrer. Ma tenue sale et folklorique attire la police locale comme un aimant, elle contrôle mon identité, comme s’ils pouvaient savoir qui je suis ! Non, je ne suis pas un immigré ou un évadé, pas encore. Ils sont bien obligés de me laisser repartir, je suis un fils de bonne famille après tout, mais moi je ne reviendrai plus, depuis ce jour je ne fais plus partie de ce monde.