Je suis bien, les draps sentent le propre et me je sens comme chez moi dans cette petite chambre sous les toits. J’ai vraiment bien dormi, il est déjà tard, le soleil traverse les rideaux depuis le sommet des bâtiments. Il faut dire qu’hier j’ai roulé toute la journée. Je me suis arrêtée tard dans cette petite ville dont j’ai déjà oublié le nom. En plus, le temps de trouver un hôtel ouvert... J’étais complètement crevée.
Quelques rayons effilochés caressent ma peau et la réchauffent tendrement. Je me lève pleine d’entrain. 10H30 à ma montre. Quand je tire les rideaux, le soleil transperce ma chemise de nuit. La rue paraît animée, il se trouve sûrement un marché sur la place que j’entrevois à l’autre bout. Des femmes avec cabas s’affairent sur les trottoirs. Elles se croisent et discutent bruyamment. On est déjà dans le sud.
Je suis saisie par la lumière du ciel. Le bleu intense vibre comme un violon céleste. Les façades et les volets sont le plus souvent colorés, des bleus, des mauves, des jaunes... On est loin de la monotonie et de la grisaille du nord. Les bâtiments s’empilent de manière irrégulière, comme une assemblée indisciplinée. Cette ville m’appelle, je veux la sentir, la toucher, la parcourir pour m’imprégner de sa vie et de ses couleurs. Je veux voleter dans ses ruelles comme ces oiseaux qui piaillent dans les platanes.
Après tout, je ne suis pas pressée. Hier j’ai bien roulé, je peux m’accorder une petite pause touristique. C’est décidé, ni une ni deux, je jette ma chemise de nuit sur le lit et je passe rapidement sous la douche.
Je sors un peignoir de ma grande valise. Hier soir, je n’ai pas pris le temps de défaire mes bagages. De toute façon, pour une nuit, je ne vais pas tout déballer.
Spontanément, je me met à siffloter, j’imite le chant des oiseaux en sortant quelques robes et foulards. Heureusement, j’avais prévu le changement de climat, je choisis donc une tenue légère, une petite robe vert pomme qui ira très bien avec les tons bariolés des façades.
Pas de maquillage, je ne vais pas à une soirée mondaine. Je me contente de mes boucles d’oreille et de mon collier au style arabe que j’aime tant. J’arrange un peu mes cheveux et je chausse les espadrilles bon marché que j’avais achetées la veille de mon départ, en prévision.
Me voilà prête. Le miroir est d’accord avec moi, je suis très belle. J’attrape mon sac à main et je sors comme une fleur pressée d’éclore.
Pas le temps pour le petit déjeuner, il est trop tard, je chipe une pomme dans une corbeille de fruits avant de sortir enfin dans la rue. Je me dégotterai un petit restaurant pour déjeuner tôt.
C’est encore mieux vu d’ici. Le soleil joue à cache-cache avec les feuilles des platanes. L’ombre atténue la chaleur et l’air est léger. Je m’arrête devant une petite fontaine et je bois l’eau fraîche comme si c’était la première fois.
Je m’approche du marché, des odeurs d’épices inconnues me chatouillent les narines. Quelques ménagères me regardent d’un drôle d’air. « D’où sort-elle cette inconnue », doivent-elles se dire. Moi je ne les vois pas, je sens l’air qui glisse entre mes jambes en soulevant un peu les pans de ma robe. Je suis libre, nue et libre parmi les ombres et les lumières mouvantes découpées par les arbres.
Des volets s’ouvrent, une jeune fille secoue des draps à la fenêtre, elle est torse nu et ses seins bougent au même rythme que les draps. Peut-être que j’aimerais être à sa place, une vie simple dans une ville tranquille ? Je ne sais pas. Je ne pense pas.
Du coup, je songe à mon premier grand spectacle, là-bas dans le sud, dans cette cité inconnue et excitante, après-demain. Je suis tellement heureuse d’avoir été choisie pour ce rôle. Je suis nerveuse, en fait j’ai énormément le trac. N’y pensons plus, ça ne sert à rien de paniquer à l’avance.
La place du marché est inondée de soleil. Une quinzaine de petits commerçants entourent la fontaine centrale, une de ces fontaines anciennes en pierre avec des robinets en fer forgé et des corbeilles de fleurs. Les volutes de métal évoquent des divinités disparues ou des monstres fantastiques. Il y a du monde, les habitants discutent par petits groupes. Le bruit régulier de l’eau semble rythmer la vie de la place.
La chaleur du ciel se pose sur mes épaules et mon visage. Elle brûle presque, elle chauffe amoureusement.
Quand je m’assois sur le rebord humide de la fontaine pour mieux jouir de cet instant magique, tous les visages alentour se tournent vers moi et se taisent, comme s’ils m’avaient tous remarquée en même temps. Ils semblent complètement interloqués, peut-être qu’ils ne voient jamais de touristes par ici ?
Certains, femmes ou hommes, ont des regards mauvais, agressifs. Ils reprennent leur conversation, à voix basse cette fois, et me jettent des regards assassins en coin. Celles et ceux qui étaient près de la fontaine s’éloignent précipitamment avec des airs de mépris, de dégoût. D’autres rigolent, ricanent ou marmonnent des insultes haineuses.
Je ne suis pas venue pour gâcher l’atmosphère, alors je m’en vais en gardant mon calme et mon naturel, avec dignité. Dans mon dos, il me semble entendre siffler quelques crachats. Décidément, les gens d’ici semblent aussi bêtes qu’ailleurs.
Je m’engage dans la ruelle la plus proche. Celle-ci est déserte, je serai tranquille. J’ai décidé de me promener, eh bien je me promènerai, que ça leur plaise ou non.
Un grand « splash » me fait sursauter. Un poissonnier hirsute a jeté ostensiblement son seau d’eau sale juste à côté de moi. Des éclaboussures ont atteint mes jambes et quelques gouttes rouges tachent mes espadrilles. Sur le jaune, c’est assez criard. Des débris de poisson ensanglantés s’étalent sur le sol, deux yeux et une tête me regardent fixement. Je lui lance quelques éclairs, lui il est hilare, content de lui. Il ajoute même : « alors la morue, on s’est perdue ?! ».
Je ne réponds rien à cet humour débile, j’accélère juste un peu le pas. Quoi dire à un attardé mental assassin de poissons ? Il vaut encore mieux que je retrouve une rue plus animée.
Un peu plus haut, je tombe sur un carrefour, toujours des rues étroites et désertes. Je prends à gauche, en espérant retrouver rapidement le chemin de mon hôtel.
Ca sent la pisse et des odeurs d’infâmes fritures sortent des bouches d’aération. Mauvais choix, le soleil semble ne jamais parvenir au fond de cette ruelle sinistre. Je relève un peu ma robe pour marcher plus vite.
Soudain, une main se plaque sur ma bouche et me tire violemment en arrière. Je tombe à la renverse sous un porche et ma tête heurte un pavé. Je suis à moitié sonnée et j’ai juste le temps de voir trois silhouettes avant qu’on mette un bandeau sur mes yeux et un chiffon dans ma bouche. Des voix mâles m’insultent et on me donne des coups de pieds.
Je suis terrifiée, pétrifiée. Ils ne vont quand même pas m’égorger pour me voler mon sac à main ! Je n’ose pas imaginer ce qu’ils me veulent, je n’ai d’ailleurs pas le temps de réfléchir.
Des mains relèvent d’un coup ma robe et arrachent ma culotte. Tout va très vite. Une voix de fille, surexcitée et rauque, crache son venin par rafales : « Allez-y, montrez-lui ce que c’est qu’un homme... Défoncez-la, on ne veut pas de ça ici !! » Ils me retournent brutalement. Je me retrouve sur le ventre, écrasée au sol. Impossible de crier, j’essaye de me débattre, mais c’est sans effets.
Ils écartent mes cuisses. « Allez, monte-lui dessus !! » Mon anus se déchire, la douleur me vrille le dos. « Les monstres, c’est dans les cirques et les bordels » Le premier me viole sans ménagement, tel un soudard qui défoncerait ça victime à coup de talons. Et la voix de fille éructe des cochonneries. Le deuxième me passe aussi sur le corps. Je suis brisée, j’attends la mort en pleurant de rage. Il arrache mes boucles d’oreilles, son souffle plein de bière me fait vomir, je vais m’étouffer. Ensuite, c’est mon collier que j’entends se fracasser contre un mur.
Tout est noir, ma tête tourne. Je ne sens même plus les coups qui pleuvent. Je crois qu’ils me griffent le visage et un hurlement étouffé sors de ma gorge quand ils m’arrachent des cheveux. « Attends, tu n’es même pas rasée, on va arranger ça ». Une lame passe sur mes jambes, elle m’arrache la peau et me coupe dans dans tous les sens. Ils rient, ils s’éclatent.
Je me recroqueville par terre. Au bout d’un moment qui semble une éternité, ça s’arrête. « Qu’on ne te revois plus ici, saloperie ! »
Ils ont dû partir enfin. J’arrive à enlever le bandeau et à ouvrir un œil, je suis encore en vie, incapable de bouger.
Quand je me retourne sur le dos, la canette qu’ils m’ont mise dans le cul rebondit sur le sol en tintant.
Toute la douleur du monde tremble sur mes lèvres tuméfiées. Je ne sais plus où je suis, en enfer ? Des visages grimaçants sortent des murs qui tournent de plus en plus vite.
Au bout d’un temps indéterminé, des mains déposent doucement mon corps sur un matelas. Je vois les sirènes de l’ambulance à travers la brume de mon regard borgne. Je crois que pour mon spectacle c’est fichu, je suis bonne pour le musée des horreurs.
Avant de m’évanouir à nouveau, j’entends quelqu’un à côté : « Les agresseurs ont laissé ses papiers, il s’appelle Marc Boivert ».