Jacques et Noémie forment un couple des plus moderne, affranchi des anciens rôles stéréotypés concernant les hommes et les femmes. Ils travaillent tous les deux et se partagent équitablement les tâches dites ménagères. Jacques assume tout autant que Noémie la cuisine, la vaisselle, le linge et les autres activités habituellement attribuées aux seules filles. Tandis que Noémie bricole, conduit la voiture et sait programmer les appareils électroniques les plus rétifs.
Par ailleurs, ils sont quelques amis gays ou lesbiennes et il leur arrive de se rendre à des manifestations féministes, ils ont même participé deux fois à la gaypride. Il va sans dire qu’ils ne sont pas racistes et donnent parfois quelque argent à des œuvres caritatives.
Ils sont donc un modèle d’égalité et de tolérance.
Aussi, quand ils ont décidé, après mure réflexion commune, de concevoir un enfant, il n’était pas question que Noémie en assume la charge principale. Jacques sera présent et prendra lui aussi des congés parentaux pour s’occuper du nouveau-né.
La grossesse est survenue rapidement et la suite se passe normalement. Les premiers examens indiquent un foetus en pleine forme qui suit tranquillement son cours.
Quand est venu le moment où le sexe peut être identifié, ils ont préféré ne pas savoir. Ce sera mieux d’avoir la surprise, et puis ils seront pareillement comblés qu’il s’agisse d’un garçon ou d’une fille. Ils ne sont pas de ceux qui désirent l’un plus que l’autre.
Ainsi, le fœtus continue de faire son nid en secret et le couple se réjouit de sa venue prochaine. Jacques redouble d’attentions pour sa compagne qui, elle, s’épanouit en sentant cette petite vie qui l’habite.
Vient enfin le moment où le petit être veut voir le jour. Jacques est présent pour le travail à l’hôpital, l’accouchement se déroule sans problème et le bébé se retrouve dans les mains de l’infirmière, puis dans les bras de sa génitrice. Le médecin annonce ensuite fièrement la nouvelle, attendue malgré tout : « C’est un garçon ! » Et tout le monde est heureux comme dans les meilleurs mélos.
Le couple regagne rapidement ses pénates avec l’enfant baptisé Paul ; aux lèvres ils portent le sourire du bonheur. Ils se disputent presque pour s’en occuper les premiers jours, mais seule la mère peut l’allaiter.
Quelques jours plus tard, le médecin qui examine le bébé pour les contrôles de routine semble avoir quelques inquiétudes sur ses organes génitaux. Il les ausculte sous toutes les coutures et dit aux parents, devenus subitement inquiets eux aussi : « Ecoutez, il semble qu’il y ait à ce niveau là quelques chose de bizarre, rien de grave je pense, mais il faut pratiquer des examens complémentaires pour y voir plus clair, je préfère ne rien dire pour l’instant ».
Pour tenter de dissiper ces angoisses naissantes, le couple se rend dès le lendemain à l’hôpital pour effectuer les analyses demandées.
Après trois nuits un peu agitées, les voilà impatients devant leur médecin traitant.
La main posée sur le dossier des résultats, celui-ci leur déclare : « Les analyses ont clairement démontré que votre fils, …votre enfant, est atteint d’une forme d’intersexuation, c’est à dire qu’il n’est pas vraiment mâle, …ni femelle. Il est un genre de mélange des deux. Je vous rassure, sa vie et sa santé ne sont pas du tout en danger. Il suffirait d’ailleurs d’une intervention chirurgicale bénigne pour corriger un possible problème urinaire, et il vivrait alors parfaitement bien avec son corps atypique.
Le souci, c’est que, scientifiquement parlant, même si actuellement il a plutôt l’air d’un garçon, on ne peut pas dire s’il s’agit d’un garçon ou d’une fille, il est impossible de le ranger en l’état dans l’un ou l’autre sexe. »
Le couple est d’abord resté bouche bée, en regardant leur bébé d’un air effrayé, anxieux. Puis ils ont frénétiquement demandé des explications, s’il n’y avait pas d’erreurs possibles, si d’autres spécialistes feraient le même diagnostic, si cette …infirmité pouvait se guérir, etc.
Le médecin a répondu à toutes leurs interrogations en disant que l’erreur n’était pas possible dans ce cas, et qu’on ne pouvait pas évacuer ce problème comme ça, vu qu’il était inscrit dans ses gènes.
Jacques et Noémie étaient atterrés. « Pourtant, chacun de nous est normalement constitué, une chose pareille ne peut-être possible !? »
Leur médecin leur a expliqué encore une fois les choses, mais ils avaient du mal à avaler la pilule. Ils avaient engendré un magnifique bébé, et voilà qu’il devient soudainement une sorte de monstre sans verge ni vagin normal, qui ne ressemblera pas aux autres enfants. Ils imaginaient déjà le calvaire, les explications gênantes à donner en permanence, les brimades qu’il, ou elle !?, subira à l’école, partout.
Noémie fondait en larmes et Jacques tournait en rond autour de son fauteuil en marmonnant.
Au bout d’un moment, ils se sont un peu calmés, et le médecin a repris la parole.
« Dans ce genre de cas, une issue satisfaisante est d’opter pour une conformation médicale précoce du sexe. »
Les yeux des parents se remirent à briller : ainsi il existe bel et bien un traitement curatif ! Que ne l’avait-il pas dit plus tôt ! Tout espoir n’était pas perdu.
« Pour éviter à l’enfant intersexué de redoutables problèmes d’insertion sociale et des soucis psychologiques identitaires, nous recommandons d’intervenir chirurgicalement et hormonalement pour lever cette ambiguïté dommageable et donner au corps et à l’esprit de l’enfant les caractéristiques les plus complètes possibles de l’un ou l’autre sexe. »
Le couple ne dit plus un mot et essaie de suivre.
« Plus cette option est mise en œuvre tôt, meilleures sont les chances de réussite. Bien entendu, il faut pratiquer d’autres examens pour déterminer lequel des deux sexes serait le plus approprié, le plus facile à …mettre à jour. Et puis la décision finale vous revient, vous pouvez toujours refuser. Pour vous éclairer, nous pouvons vous indiquer des psychologues, des spécialistes, des familles ayant vécu des situations similaires. »
Ils étaient encore sous le choc, mais ils entrevoyaient une issue à leur cauchemar. Paul, lui ne se doutait de rien, il regardait le plafond les yeux mi-clos, indifférent à ce qu’on disait de lui.
Ensuite, les parents ont entrepris de consulter les spécialistes recommandés, ils ont lu sur le net des articles sur le sujet, etc. Ils ont appris entre autres que les lourdes opérations de normalisation pouvaient entraîner des risques pour la santé, des complications dans la vie sexuelle par la suite.
Pourtant, ils ne pouvaient imaginer laisser Paul, ou Paule ?!, dans cet état d’ambiguïté qui l’empêcherait de s’intégrer. Ils avaient beau être modernes, il leur fallait permettre à leur enfant de vivre normalement, d’avoir des relations comme tout le monde, et de fonder une famille s’il le désirait un jour
Aussi, conformément aux conseils des médecins, il ont opté pour l’intervention, Paul a été, à l’âge de six mois, transformé par chirurgie en véritable garçon, c’était a priori le sexe le plus adapté pour lui.
Jacques et Noémie étaient soulagés, ils n’avaient plus honte de montrer leur enfant nu, plus peur que sa « maladie » soit découverte. Ils pouvaient reprendre pleinement leur rôle de parents satisfaits et modernes.
Même s’il a fallu par la suite d’autres opérations, et des traitements lourds, ils ne regrettaient rien, il fallait faire le bonheur de leur enfant avant tout.
Il y a juste eu un petit hic. A l’âge de vingt-deux ans, Paul, excédé par les secrets et les mensonges qui avaient entouré son état, par les souffrances atroces qu’il avait vécues, et vivait encore à cause des opérations et des médicaments, a reproché violemment à ses parents d’avoir choisi l’opération d’assignation, sans qu’il ait un mot à dire là-dessus.
Ensuite, il est parti pour Montréal avec un(e ?) ami(e ?) intersexué(e ?) non opéré(e ?), et ils ne l’ont plus jamais revu.
Les enfants sont décidément toujours des ingrats.